- RURAL (DROIT)
- RURAL (DROIT)Une querelle de terminologie divise la doctrine. Doit-on employer l’expression «droit agricole», ou bien «droit agraire» ou encore «droit rural»? L’affaire est d’importance car elle conditionne le domaine de ce droit. Les termes de «droit agricole» ou de «législation agricole» rassemblent tous les textes concernant l’activité agricole, mais ils ne mettent pas assez en évidence l’élaboration d’un droit particulier. Selon J. Mégret, la qualification de «droit agraire» représente une «terminologie dynamique qui sied bien à un droit tendant à préparer l’ordre futur». Ces tentatives, si elles présentent un intérêt certain, ne tiennent peut-être pas suffisamment compte de l’évolution technique et sociale des campagnes. L’agriculture n’est plus exclusivement constituée par l’exploitation agricole. Elle se trouve confrontée à de multiples problèmes, notamment l’aménagement urbain, la pluriactivité, les contrats d’intégration avec les entreprises industrielles. L’expression «droit rural», c’est-à-dire le droit des milieux ruraux, convient mieux à ce droit spécifique en pleine évolution.Spécificité du droit ruralLes sourcesLa genèse du Code rural passionne les ruralistes. En fait, on compte quatre codes ruraux, le premier ayant été voté par la Constituante le 28 septembre 1791. Mais il ne faut pas oublier que le Code civil fut le premier corpus de textes réglant les problèmes ruraux à une époque où la terre constituait l’essentiel du droit de propriété (res mobilis, res vilis ). Le Code civil exerce encore une influence profonde sur le droit rural. Si de nombreux textes, dont la loi du 15 juillet 1975 sur la réforme du fermage, sont venus adapter les dispositions de 1804 aux besoins de l’agriculture moderne, il n’en demeure pas moins que les fermiers, à l’instar des salariés, réclament des règlements moins civilistes, qui tiennent compte du caractère exorbitant du droit commun du louage à ferme.Une autre branche du droit entoure de sa protection le droit rural, c’est le droit public. Certains se demandent si, un jour prochain, le droit rural ne constituera plus qu’une section du droit public économique. L’agriculture, en effet, se révèle une activité dont l’épanouissement ne peut être assuré qu’avec le concours constant de l’État. La France, comme l’Angleterre, aurait pu privilégier totalement son industrie et sacrifier son agriculture. Il n’en fut rien. Depuis Sully, elle a toujours veillé au maintien d’une classe de petits propriétaires. Ce choix se traduit notamment par le soutien des marchés agricoles, le versement de dotations favorisant l’installation de jeunes agriculteurs, la prise en charge par la Sécurité sociale d’une partie des prestations allouées par la Mutualité sociale agricole. Dans de telles conditions, au système contractuel devait lentement se substituer un système protectionniste unilatéral. L’État intervient dans les marchés agricoles; il réglemente les contrats liant les agriculteurs aux entreprises industrielles; il restreint le droit de propriété du propriétaire au profit du fermier et du métayer. Son action sur les structures foncières, notamment par l’action des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (S.A.F.E.R.), modifie lentement le paysage agricole.La jurisprudenceFermiers et métayers reprochent à la Cour de cassation le caractère civiliste de ses arrêts. Ses méthodes d’interprétation scolastiques, souvent étrangères à la sociologie rurale, apparaissent périmées. La technique contractuelle ne peut produire d’heureux effets que si les deux parties connaissent une situation économique identique. L’obligation imposée aux fermiers par l’article 1766 du Code civil (art. 829 du Code rural) de cultiver leur «héritage rural» en bon père de famille ne manque pas de soulever quelques critiques. Quant aux métayers, la demande de conversion du bail à métayage en bail à ferme a longtemps été considérée par la Cour suprême – jugeant en droit civiliste pur – comme une rupture du contrat (Cour de cassation, chambre sociale, le 27 juin 1947, Jurisclasseur périodique 1947, II, no 3792, note Ourliac et de Juglart). Cette jurisprudence a été condamnée par la loi du 30 décembre 1963. Ces critiques s’apparentent à celles qu’adresse à la Cour de cassation la doctrine en droit du travail (Camerlynck, Lyon-Caen, Pelissier). Le contrat de louage de service – devenu contrat de travail en 1973 seulement – est souvent apprécié comme un simple contrat de location, bien qu’il repose sur la force de travail de l’homme.Techniques spécifiques du droit ruralLes techniques agraires et la psychologie paysanne conditionnent le droit rural. C’est peut-être dans le domaine des sociétés que ces influences se font le plus nettement sentir. On peut, en effet, s’interroger sur le rôle des sociétés dans l’agriculture. Depuis plusieurs siècles, les paysans exercent leur profession dans des sociétés créées de fait, des associations, des groupements d’entraide, des indivisions ou des coopératives, tous groupements souvent informels et dont certains procèdent des sociétés taisibles de l’ancien droit. Le législateur en matière de groupements agricoles devait donc tenir compte d’un certain nombre de contraintes opposées: satisfaire le besoin ancestral des agriculteurs de travailler en groupe tout en respectant leur goût profondément enraciné de l’individualisme. La règle de la transparence a permis en ce qui concerne les Groupements agricoles d’exploitation en commun (G.A.E.C.) de concilier ces intérêts divergents. L’article 7 de la loi du 8 août 1962 dispose que la participation à un G.A.E.C. ne doit pas avoir pour effet de mettre ceux des associés qui sont considérés comme chefs d’exploitation et leur famille dans une situation inférieure à celle des autres chefs d’exploitation agricole et à celle des autres familles des chefs d’exploitation. Cette règle, qui déforme le principe de la personnalité morale au point de la rendre transparente, constitue l’une des plus originales du droit rural.Cependant l’individualisme paysan, lorsqu’il s’agit de marchés, cède parfois à la réglementation. Mais les libertés individuelles ne se trouvent ainsi affectées que dans la mesure où leur exercice risque de compromettre l’intérêt général. La loi du 8 août 1962 (articles 14 à 19) permet aux agriculteurs organisés dans des groupements de producteurs et des comités économiques d’imposer leur discipline à toute la profession. On ne saurait, cependant, intégrer ces dispositions dans un système contractuel. Tout comme les conventions collectives du droit du travail, elles constituent, en droit, une véritable réglementation de la profession. La place laissée à la profession par le législateur dans l’élaboration des règlements et même des projets de lois apparaît chaque jour de plus en plus importante. C’est peut-être dans le domaine agricole que la concertation, si prisée des politiques et des juristes, s’affirme avec le plus d’éclat. La profession est présente dans toutes les commissions consultatives. Bien plus, dans deux domaines au moins, la Commission consultative des baux ruraux, dans laquelle la profession joue un rôle prédominant, fait œuvre créatrice de droit. En vertu de l’article 809 al. 2 du Code rural, les baux conclus verbalement sont censés être faits pour neuf ans aux clauses et conditions fixées par le contrat type établi par la Commission consultative des baux ruraux. C’est la commission qui prend la décision; le rôle du préfet se borne à la publication de celle-ci. Il ne peut en modifier les termes (Conseil d’État, 18 mars 1949, Jurisclasseur périodique 1949, II, no 4890, note Ourliac et de Juglart). Dans un autre domaine, l’intervention du préfet n’est même pas prévue. Il s’agit des mesures d’amélioration de la culture et de l’élevage que la commission consultative a qualité pour préconiser à la majorité des trois quarts des voix. Certains juristes ont à cette occasion parlé de corporatisme.Évolution du droit ruralLe droit rural évolue en fonction des techniques agraires. Cette mutation, poursuivie depuis plus d’un siècle, se manifeste notamment dans trois domaines: l’exploitation agricole, l’aménagement rural et les marchés.La dissociation de la propriété de l’exploitation agricoleLa Révolution française, en supprimant les droits féodaux, a facilité l’acquisition de la terre par les paysans. Suivant l’expression de Michelet, «la Révolution française a marié la Révolution à la terre». Dans le Code civil de 1804, la défense du droit de propriété est assortie du principe de la liberté des contrats, et notamment de ceux qui sont conclus avec le preneur ou fermier. Ce sont les lois du 15 juillet 1942 – sur l’indemnité du preneur sortant – et du 4 septembre 1943, portant statut des baux ruraux, qui pour la première fois tentent de procurer une sécurité au fermier. Mais il faut attendre l’ordonnance du 17 octobre 1945 pour voir s’ébaucher l’amorce d’une entreprise agricole différente du faire-valoir direct.Cependant, paradoxalement, le statut des baux ruraux cherche à faciliter l’accession à la propriété. On a pu parler de la pyramide sociale du statut. À la base, l’ouvrier agricole bénéficiait de dispositions réglementaires pour devenir métayer. Celui-ci, grâce à la conversion (art. 862 et sqq. du Code rural), pouvait accéder au fermage. Enfin, le sommet de la pyramide occupée par le faire-valoir direct était atteint par deux voies, soit par le droit de préemption du fermier (art. 790 et sqq.), soit par le droit de reprise du propriétaire (art. 845 et sqq.).Mais, en fait, les conditions de production ne sont plus, à la fin du XXe siècle, ce qu’elles étaient au lendemain de la Libération. La valeur du cheptel mort et du cheptel vif représente une part sans cesse grandissante de l’exploitation. Aussi les agriculteurs, et ceci est encore plus marqué chez les jeunes qui s’installent, hésitent-ils à acquérir la terre en toute propriété. Le poids de la charge foncière devient chaque jour trop lourd. Une dissociation se produit donc entre la propriété agricole et l’entreprise agricole constituée sur le fermage. Cependant, alors que les commerçants disposent du fonds de commerce, les fermiers, qui ne jouissent pas d’un droit patrimonial sur la terre qu’ils exploitent, ne peuvent prétendre au droit de ferme .De l’«héritage» à l’aménagement foncier ruralDepuis longtemps, les pouvoirs publics planifient l’espace urbain, mais il a fallu attendre 1970 pour que les campagnes fassent l’objet de plans d’aménagement (P.A.R.). L’aménagement rural n’était pas toutefois absent de la pensée des auteurs du Code civil, puisque les propriétaires d’héritages peuvent procéder à des échanges librement consentis (art. 1702 et sqq.). Cependant, les échanges libres n’ayant qu’une portée limitée, les pouvoirs publics envisagèrent le remembrement, c’est-à-dire, selon le Conseil d’État (21 déc. 1960, aff. Blettery, recueil Lebon, p. 721), «le transfert forcé, dans un intérêt public, des droits des propriétaires d’un bien sur un autre bien». Cependant, de la loi Chauveau du 27 novembre 1918 à celle du 11 juillet 1975, la philosophie du remembrement s’est profondément modifiée : à l’amélioration des exploitations agricoles a succédé l’aménagement rural. Cet aménagement devait être également facilité par le décret du 8 juin 1970 favorisant la réalisation des Opérations groupées d’aménagement foncier (O.G.A.F.). Celles-ci – mises en œuvre par le Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (C.N.A.S.E.A.) – peuvent être définies comme le regroupement, sur une zone donnée et pendant un temps déterminé, de différentes interventions dans le but d’atteindre une plus grande efficacité des aides de la collectivité en matière d’amélioration des structures foncières, de modernisation des exploitations agricoles et d’adaptation de celles-ci à de nouvelles conditions d’aménagement rural. L’évolution des O.G.A.F. allant de la modernisation des exploitations au remodelage de «pays» traduit bien le glissement du droit des exploitations agricoles vers celui de l’aménagement rural.Mais c’est peut-être avec les plans d’aménagement ruraux (les P.A.R.) que l’agriculture allait prendre le plus pleinement conscience de la nécessité d’aménager son territoire en harmonie avec les urbanistes. Dans sa circulaire en date du 22 juillet 1970, le ministre de l’Agriculture déclarait: «L’aménagement du territoire ne doit pas seulement prendre en compte le développement du phénomène urbain et de l’équipement industriel. L’équilibre du pays exige que les zones rurales participent au développement du pays par leur équipement et leur animation. Des relations harmonieuses, fondées sur une complémentarité nécessaire, doivent être instaurées entre le milieu urbain et le milieu rural.» Grâce aux zones d’environnement protégé (Z.E.P.), les communes rurales disposent maintenant des mêmes moyens de planification foncière que les communes urbaines avec les Plans d’occupation des sols (P.O.S.). Inévitablement, les Z.E.P. comportent un zonage. L’espace rural n’apparaît alors plus comme un espace libre, mais comme un espace compartimenté, avec autant d’alvéoles que de besoins. À l’ordre éternel des champs succède la planification de l’espace.Vers le droit économique ruralP. J. Proudhon, au XIXe siècle, a donné cette description de l’exploitation agricole: «La famille est comme un petit monde fermé et sans communication extérieure; les mêmes mains sèment le blé, le font moudre et le font cuire. Les hommes sont tout à la fois forgeron, boulanger, laboureur, ils savent la menuiserie, la charpente, le charronnage. Les femmes sont cardeuses de lin, peigneuses de chanvre, fileuses, couturières; on passe des années entières presque sans argent; on ne tire rien de la ville, chacun chez soi, chacun pour soi, on n’a besoin de personne; la propriété est une vérité, l’homme par la propriété est complet.» Dans cette conception de l’exploitation agricole qui est celle du Code civil, le droit rural occupe une place insignifiante. L’économie de subsistance, qui repose sur l’autoconsommation, est étrangère aux relations contractuelles. Seul existe un droit de la propriété foncière qui régit les démembrements et les acquisitions de terres. Le passage de l’économie de subsistance à l’économie de marché conduira naturellement le droit de l’exploitation agricole vers un droit économique de l’agriculture. L’État, soucieux des intérêts des agriculteurs, ne pouvait rester indifférent aux luttes économiques soutenues par ceux-ci. C’est dans le cadre de l’organisation professionnelle qu’il tentera d’adapter la production agricole aux besoins du marché et de permettre aux agriculteurs d’accroître leurs pouvoirs de négociation dans leurs rapports avec les entreprises capitalistes. En fait, et depuis la fin du XIXe siècle, cette organisation professionnelle était assurée par les coopératives. Mais le mutualisme, si dynamique fût-il, ne parvenait plus à s’opposer aux empiétements de l’industrie et du commerce. C’est la loi complémentaire à la loi d’orientation agricole du 8 août 1962 modifiée qui a mis sur pied, en leur conférant les prérogatives de la puissance publique, les groupements de producteurs et les comités économiques agricoles. On a pu alors parler de l’«agriculture française, service public corporatif» (Hervé Court de Fontmichel).L’organisation professionnelle ne suffisait pas, cependant, à protéger les chefs d’exploitation agricole dans la compétition économique. Afin d’éviter qu’une domination économique trop étouffante ne réduise l’exploitant agricole au rôle de salarié, les pouvoirs publics, par la loi du 6 juillet 1964 (art. 17 et sq.), ont réglementé les contrats dits d’intégration. Le chef d’exploitation agricole va-t-il, en conséquence, perdre son état d’agriculteur pour exercer un métier? Sans doute pas. On peut avancer que, compte tenu de l’armature professionnelle et du soutien constant de l’État, l’agriculture devient une institution et le droit rural une branche du droit public.L’avenir du droit ruralLes agriculteurs, à l’heure présente, constituent-ils une profession étrangère aux autres? Ils ont pu jusqu’à la dernière guerre former un monde particulariste et irréductible.Cependant, sous l’influence de la mécanisation, de l’exode rural et des circuits commerciaux, ils se fondent, et très rapidement, dans les autres catégories socio-professionnelles. Leur mode de vie perd son originalité, leurs dialectes s’effritent. Henri Mendras a pu parler de la fin des paysans .En conséquence, certaines branches du droit rural, telle la législation sociale agricole, sont en voie de disparition. La législation et les conventions collectives tendent à rapprocher les avantages sociaux des salariés de l’agriculture de ceux du commerce et de l’industrie, en matière de salaires et de durée de travail notamment. Dans le domaine fiscal, la T.V.A. est appliquée aux agriculteurs. Certains font remarquer que cette progression vers l’unité présente des conséquences favorables. En effet, l’autonomie du droit rural, avec ses règles propres à une profession, rend difficile l’insertion de l’agriculture dans l’ensemble de l’activité économique. D’ailleurs, comment les chefs d’exploitation agricole pourraient-ils réclamer la parité de revenu avec les autres catégories socio-professionnelles s’ils ignorent celles-ci?Cependant, le droit rural, modèle économique et humain, constitue pour notre civilisation une source d’enrichissement non négligeable. En effet, l’agriculture, surtout en France, est étrangère au système capitaliste, à la notion de profit. Elle vit dans un cadre mutualiste. Les travaux des champs, malgré leurs transformations techniques, reposent sur l’entraide. Les sociétés agricoles en témoignent. C’est ainsi que l’esprit communautaire des paysans a transcendé les groupements agricoles fonciers (G.F.A.), prévus par la loi du 31 décembre 1970. Le même esprit de mutualité se retrouve dans la coopération agricole et la protection sociale. On ne saurait enfin oublier, dans un monde qui redécouvre la nature, que les agriculteurs sont les meilleurs défenseurs de l’espace rural. Toute une branche du droit rural a pour objet de protéger les paysages, l’environnement et de supprimer les pollutions. De l’«héritage» du Code Napoléon à la protection de la vie, c’est la grande aventure du droit rural.
Encyclopédie Universelle. 2012.